Pas moins de 30 bibliothèques ont fait l'objet de dégradations lors des émeutes consécutives à la mort de Nahel Merzouk, le 27 juin dernier, dont la médiathèque Jean-Macé à Metz, totalement détruite lors d'un incendie. L'occasion de revenir sur l'ouvrage de Denis Merklen, auteur de Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques, aux Presses de l'Enssib en 2013.
Si les bibliothèques représentent un des derniers lieux d'échange libre d'accès et gratuit offrant aux publics des quartiers dits populaires un espace de ressources citoyen, elles sont aussi porteuses d'un clivage social fort. Avec l'école, la bibliothèque peut ainsi constituer un "vecteur d'exclusion" pour des personnes intimidées par la culture de l'écrit.
"Le premier pas à faire pour sortir de l’embarras, c’est de prendre conscience que nous autres, bibliothécaires, enseignants et sociologues, nous faisons partie d’un même groupe particulier : nous gagnons notre vie et nous affirmons notre position sociale dans le marché du livre. Le livre est souvent présenté comme un attribut de l’individu, un support d’approfondissement de son rapport à soi. Mais il est aussi un objet social dont on se sert pour tracer des frontières entre les groupes et les catégories." Rappelle le sociologue Denis Merklen.
Ainsi, Denis Merklen en 2013 encourageait les pouvoirs publics et les professionnels des bibliothèques à sortir de leur réaction d'effroi et d'émotion, légitime, face aux diverses dégradations dont peuvent être victimes les bibliothèques, et à s'interroger sur la place qu'elles occupent aujourd'hui dans l'espace urbain.
L'auteur s'interroge sur le rôle des bibliothécaires aujourd'hui largement formés, et agissant dans le cadre d'une mission purement laïque, essentielle, et indépendante des courants de pensée de gauche qui étaient historiquement à l'origine de leur action d'émancipation sociale et culturelle.
"Ces mobilisations mettent en question les pratiques politiques et notamment celles de la gauche (et ils nous disent alors qu’« ils sont tous pareils »). Revenons encore une fois à cette phrase lancée entre les deux tours de l’élection présidentielle de 2007 par un habitant d’un quartier de Saint-Denis à une bibliothécaire : « Si Sarko passe, on vous brûle la bibliothèque » ; quel est le sens de cette menace lancée contre l’agent d’une municipalité de gauche qui pense faire tout le contraire de ce que propose le candidat Nicolas Sarkozy à ces populations ?"
Le bibliothécaire doit alors pouvoir se positionner dans cet environnement en prenant en compte cette conflictualité:
" La bibliothèque occupe une place difficile, car ambivalente comme institution publique faisant partie de l’État, comme institution de la culture, comme institution du quartier et de la cité. Mais on comprend également que les bibliothèques de quartier doivent peut-être affirmer davantage leur rôle d’acteurs dans cet univers au lieu de concevoir leur action uniquement orientée par des concepts tels que celui de « publics » ou « usagers » qui cachent le fait que les univers où elles agissent se caractérisent par une forte conflictualité culturelle, sociale et politique."
L'auteur complète l'analyse en montrant la difficulté d'appropriation des équipements comme les bibliothèques, par une partie de la population des quartiers, et la réponse apportée par la force publique qui active des significations plus profondes :
"Les bibliothèques de ces quartiers ont affaire à des individus et à des familles qui ont de plus en plus de mal à assurer leur survie par le travail et qui sont obligés d’aller chercher une bonne partie des ressources indispensables dans des dispositifs de politiques sociales largement localisés et distribués à travers le territoire. Cette réorientation de la lutte pour la survie articulée à la territorialisation de la politique sociale qu’on appelle couramment la « politique de la ville », entraîne une politisation de l’accès aux biens et aux services essentiels. Assurer le quotidien nécessite une mobilisation permanente, une dépense d’énergie auprès des guichets des institutions et de l’État qui contrôle ces ressources. Mais cette dépense d’énergie, ces tournées que nous observons de guichet en guichet, constituent aussi l’actualisation d’une différence sociale fondamentale entre ceux qui contrôlent les ressources et détiennent le pouvoir de décision et ceux qui dépendent de ces mêmes ressources pour vivre."
"Souvent, dans ces bibliothèques on ne peut manger ni boire, parler, se retrouver en groupe. On demande souvent aux adolescents d’enlever casquette et écouteurs, de cracher leur chewing-gum. Les collections et les investissements sont décidés ailleurs, et les possibilités d’emploi ne reviennent pas aux habitants qui en ont besoin. Ils expriment ainsi un sentiment de dépossession. Est-ce « notre » bibliothèque, simplement parce qu’elle est dans notre quartier, ou est-ce la « leur », « un truc qu’on t’impose », comme beaucoup nous le disent ? La mobilisation et le conflit viennent mettre en évidence un sentiment contradictoire. D’un côté, les habitants veulent plus d’État, de service public et d’espace public dans une demande d’intégration de leur espace vital à la société ; de l’autre, ils contestent l’extériorité de la décision et de l’autorité qui s’impose à eux par ceux qui contrôlent les budgets, qui sont soutenus par la loi. C’est toujours la force publique qui, jamais trop loin, vient trancher lorsque les conflits dépassent certaines limites. C’est ainsi que le conflit peut être placé dans un cadre « postcolonial » où l’État est renvoyé à une espèce de force d’« intervention étrangère », ce qui sape les bases de sa légitimité. Le quartier réactualise ici non seulement la mémoire coloniale, mais également, via les médias, associe la situation sociale aux interventions militaires de l’Occident en territoire d’Islam."
Les modes d'action engagés lors des dégradations ne rentrent pas dans le cadre habituel des revendications:
"Une absence double parce que ces organisations ne sont plus là (les partis politiques ne constituant pas des structures efficaces de l’organisation et de la socialisation sociales), et parce que les formes de mobilisation de ces quartiers ne rentrent pas dans les schémas de ces organisations qui irriguaient jadis la classe ouvrière et offraient des répertoires d’action adaptés à la situation."
La revendication exprimée par les émeutiers ne répond pas non plus aux mêmes logiques historiques traditionnelles :
"Que se passe-t-il lorsque nous observons les incendies reflétés dans les productions culturelles qui émergent dans le même univers social où on allume le feu ? Que nous lisions des livres ou des blogs, que nous écoutions des chansons ou que nous regardions des vidéoclips de rap, quelques thèmes ressortent au premier plan dans la production de ces auteurs. Le premier d’entre eux est sans doute une critique de l’État qui contraste avec l’absence quasi totale de critique faite à d’autres groupes sociaux. Les habitants des cités HLM ne semblent pas manifester d’opposition ni d’animosité face aux riches ou aux « bourgeois », thèmes classiques des cultures populaires. En revanche, ils se manifestent très fortement contre un État qui est souvent dépeint comme violent, prolongeant une attitude colonialiste et raciste, parfois distant ou indifférent au sort des plus démunis. La cible est bien plus l’État que le capitalisme."
L'incendie prend alors la forme d'une prise parole dans l'espace public:
"C’est aussi dans ce sens que l’incendie agit : le sort des quartiers entre dans l’espace public. Les prises de parole qui suivent l’événement lient ainsi inévitablement incendies et émeutes à la fois aux conditions sociales de ces fractions populaires (échec scolaire, racisme et discriminations quotidiennes, chômage, relégation urbaine), à l’action de l’État (limites de la politique de la ville et des protections sociales, attitude des forces de l’ordre, rôle de l’école) et à l’action des classes populaires elles-mêmes."
L'auteur rappelle également l'élément commun déclencheur des émeutes, qui se répète encore aujourd'hui avec le décès du jeune Nahel :
"l’un des facteurs de politisation de cette forme de violence provient du sentiment, de plus en plus répandu parmi ces fractions des classes populaires, que la police fait un usage illégitime de la force. Le caractère récurrent de ces violences qui tombent « toujours sur les mêmes » contribue à l’élaboration d’une frontière sociale qui laisse d’un côté du corps politique les banlieues, les Arabes, les Noirs, les jeunes garçons, et de l’autre côté la police, les hommes politiques, les enseignants, les Français, les représentants de l’État. Et l’incapacité ou la réticence de l’institution judiciaire à soumettre la force publique à la loi contribue aussi à faire de ce conflit avec l’État un conflit collectif opposant deux groupes sociaux. C’est la raison pour laquelle la quasi-totalité des « émeutes » viennent en réponse à la mort d’un jeune dans le cadre d’une confrontation avec la police – que la mort en question ait été provoquée sciemment ou par accident étant le premier objet du conflit. L’action policière tend à qualifier l’ensemble du conflit État-classes populaires, car elle réserve fréquemment le même type de répression (souvent illégale) aux faits qui, en principe, relèvent du droit commun (quand elle poursuit un vol ou un trafic illégal) et lorsqu’elle affronte un mouvement collectif. Du côté des classes populaires, la répétition des révoltes sous forme d’émeute vient mettre en question la légitimité de la répression policière et la tentative de contrôle de ces fractions des classes populaires par la force."
Pour Denis Merklen, "Il n’y a pas de déconnexion entre d’un côté l’expérience des individus et des familles, des associations qui participent auprès des municipalités et des collectivités territoriales, et de l’autre côté les conflits, les incivilités et les violences incarnées par les émeutes."
"Les formes de la mobilisation que nous observons dans les quartiers se font entièrement à l’intérieur des frontières de la citoyenneté. Il n’y a quasiment plus d’horizon révolutionnaire au sein de l’univers populaire et toute l’action prend la forme d’une exigence de démocratie et d’intégration républicaine."
Il y a bien des revendications d'amélioration de l'habitat par exemple "Bien évidemment, il y a une demande sociale de rénovation urbaine, de désenclavement, d’amélioration du cadre de vie, de réparation des ascenseurs, de transports pour rendre meilleure la communication avec la ville, de plus d’équipements collectifs que ce soit au niveau des sports, des équipements culturels, sociaux ou éducatifs."
Mais " Les mobilisations et les protestations ont aussi d’autres motivations et d’autres objets et dépassent le cadre d’une « citoyenneté urbaine ». Elles montrent que ce qui est en jeu, c’est la place de ces catégories dans la République (et alors elles se dressent contre les discriminations et le racisme)"
Aussi, l'ouvrage, s'il explore cette problématique des violences contre les bibliothèques à la lumière de nombreux aspects, rappelle qu'il ne peut y avoir de conclusion définitive, tant la trame est complexe et mérite qu'on prenne encore et encore le temps de l'étudier.
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